Introduction
Extrait du journal d’Alexandre Humboldt-Fonteyne de 1939 – retrouvé dans la bibliothèque secrète du Vatican
Il m’est ardu de trouver les termes adéquats sans risquer d’être jugé comme un insensé. Pourtant, il m’apparaît manifeste d’avoir, furtivement, franchi le seuil vers un autre univers. Relater ces événements immédiatement, alors qu’ils demeurent vifs en ma mémoire, semble impératif pour partager des connaissances susceptibles, je l’espère, de modifier le cours de notre histoire commune.
Encore à ce jour, l’énigme persiste quant à l’origine de ce prodige, une véritable béatitude qui m’a permis de contempler les splendeurs d’une contrée inexplorée. Mon épopée s’est déroulée à Istanbul, tandis que je recherchais des galeries réputées pour abriter les vestiges de vampires et autres créatures légendaires. Un périple qui, hélas, se révéla décevant, dépourvu des traces tant vantées.
Au moment où je songeais à quitter ces galeries bredouille et désabusé, le ciel et la terre semblaient subitement s’intervertir. Hébété par cet événement insolite, je me dirigeai vers l’extérieur, pour constater un changement saisissant dans les environs. Le panorama déployé devant moi n’avait plus rien de celui que j’avais laissé derrière, et un instant, je crus avoir heurté ma tête, me plongeant ainsi dans une transe expliquant ce que mes yeux percevaient. La ville avait évincé les nuages souillés par le charbon, effacé toute trace de l’occupation ottomane, et ses habitants, richement parés, interagissaient en une égale harmonie. Les faubourgs de cette cité bijou étaient enveloppés d’une végétation luxuriante, révélant Constantinople telle qu’elle aurait dû être.
Oserais-je confesser l’ampleur de ma honte face à notre civilisation, en comparaison de l’harmonie dont semblait avoir prospéré cette terre ?
Ma tenue incongrue dans ce monde me conduisit à être rapidement repéré. Errant dans les rues d’une cité dont l’opulence défiait les royaumes les plus riches, abrité dans un véhicule dont le mode de propulsion m’échappait, je découvris d’autres prodiges qui, à ce jour, me demeurent inexplicables.
Bientôt, je fus introduit auprès d’un conseil ironiquement dénommé le conseil Dragulescu, en référence à Vlad Tepes, l’empaleur lui-même. Ce conseil eut l’obligeance de m’éclairer sur tout ce que je m’apprête à consigner dans ce journal.
Nos deux mondes partagent une histoire commune, façonnée par les mêmes cataclysmes, les mêmes épreuves, les mêmes croyances. Du moins, cette convergence persista jusqu’au XVᵉ siècle, où l’histoire, de manière abrupte, prit une tangente inattendue.
En l’an 1448, lorsque les Ottomans libérèrent Vlad Barab III pour qu’il récupère son trône en Valachie, soutenu par une cohorte de 500 cavaliers, il croisa les pas d’une femme, Beendhi, dont l’influence scellerait leurs destins. Cette légendaire voyante, douée d’un pouvoir exceptionnel pour prédire l’avenir avec une précision stupéfiante, choisit de révéler à Vlad les contours à venir de son existence. Mystère demeure sur son choix d’éclairer Vlad plutôt que tout autre homme de cette époque.
Les prophéties de Beendhi, dévoilées avec minutie, prédirent la perte du trône de Vlad nouvellement acquis, la trahison de Mehmet; absorbé par la planification de la prise de Constantinople, la reconquête du trône par Vlad de sa propre initiative, sa diabolisation en tant que monstre barbare, les mensonges ourdis par Matthias Corvin, la mort de son épouse bien-aimée qui préféra le suicide à une destinée moins clémente, la trahison de son frère Radu, et finalement sa propre mort. Beendhi lui révéla également qu’il serait éternellement connu sous le nom de “l’empaleur”, redouté dans toute la Roumanie, et ultimement transformé en démon buveur de sang par mon mentor, Bram Stoker.
Ces révélations, sans doute, durent ébranler le prince, le poussant à remettre en question la parole de cette inconnue. Selon la légende, elle lui aurait offert un pouvoir en gage de loyauté, cherchant à gagner sa confiance. Toutefois, une autre version suggère l’existence préalable de ce pouvoir, gardé secret par Vlad. Ce fut la divulgation par Beendhi des détails de ce pouvoir qui convainquit Vlad de la capacité exceptionnelle de la sorcière. Ainsi, il décida de ne plus dissimuler ce don et de le laisser s’exprimer pleinement. Les contours de ce pouvoir demeurent une énigme, mais il est plausible qu’il ait joué un rôle déterminant dans la suite de son histoire.
Ce pouvoir s’avéra être une force transcendante, permettant à Vlad de remodeler son destin. Il assura son maintien sur le trône de Valachie, contraignit l’empereur Matthias Corvin à lui prêter main-forte, contrecarra la prise de Constantinople en prenant les troupes de Mehmet à revers et renvoya le sultan vers l’est. Bien au-delà de ces exploits, avec l’assistance de Beendhi, il renversa également l’empereur Constantin, allié à Rome et à l’Église, se déclarant ouvertement “vrăjitor,” un sorcier. Surtout, à aucun moment il ne succomba aux méfaits qui lui valurent, dans notre monde, le surnom de Tepes, l’empaleur.
Au moment précis où Vlad Dragulescu proclamait sa nature de prince-sorcier à l’église, Beendhi déploya son immense pouvoir pour entrer en communication avec l’ensemble des sorciers, chamanes, druides, et autres adeptes des arts ésotériques, les exhortant à émerger de l’ombre. Et ainsi, ils agirent, renversant l’église et l’inquisition orchestrée par le Pape depuis 1420 en Suisse. Le Pape Innocent marqua le terme de la succession pontificale.
Cet éveil des Vrăjitorus, nom conservé en hommage par les praticiens des arts ésotériques, prit une envergure mondiale, soutenu par des moyens dont la description me trouble, mais qui semblent être monnaie courante dans ce monde : la communication par des miroirs, baptisés Psychés.
Plongé dans un monde où la chrétienté a cédé sa place à une magie inexpliquée sur notre terre, et où la science a fait place à une réalité que nul ne pourrait appréhender, je devrais, en toute logique, ressentir une crainte. Cependant, je suis contraint de reconnaître à quel point cette métamorphose a été bénéfique, à en juger par l’abondance de la planète et les richesses accessibles à tous, contraste frappant avec notre monde marqué par la guerre, la famine, la haine et les hiérarchies sociales…
Il m’est ardu d’exprimer toutes les merveilles auxquelles j’ai assisté sans paraître extravagant. Néanmoins, je vous assure que mes descriptions sont entièrement fidèles et que mes yeux en ont saisi chaque détail.
Constantinople devint un bastion d’échange, tant sur le plan scientifique que magique. L’évolution scientifique suivit une voie différente, basée sur la magie et son exploitation au bénéfice de tous, plutôt que de s’en remettre exclusivement au progrès scientifique. Le profond respect ancré chez les Vrăjitorus envers la planète et toute forme de vie incita les érudits à opérer en harmonie avec la terre, plutôt qu’à son détriment.
Bien entendu, tous les habitants de ce monde ne sont pas des Vrăjitorus ; la majorité, à l’instar de vous et moi, sont dépourvus de magie. Le conseil s’attela donc à trouver un moyen de rendre la magie accessible à ceux qu’ils appellent les “non-porteurs”. La solution émana du continent africain, qui, libéré de l’influence des missionnaires chrétiens et inspiré par le contact avec Beendhi, se forgea en une nation unie et puissante. Ils découvrirent des cristaux sur leurs terres, capables d’emmagasiner et de restituer l’énergie magique. Ces cristaux alimentent aujourd’hui tous les aspects de la vie dans ce monde, de l’éclairage de chaque demeure aux étranges véhicules qui parcourent les rues.
La médecine, dans ce monde inexploré, semble revêtir une sophistication hors de ma portée conceptuelle. Ils semblent capables, à l’aide d’instruments inconnus et indescriptibles, de discerner qui porte en lui la magie et qui en est dépourvu. Cependant, le conseil refusa catégoriquement de partager la moindre explication, arguant que ces connaissances trop avancées pourraient perturber notre monde si elles étaient divulguées à des esprits mal intentionnés. Bien que je comprisse leurs précautions, en tant qu’homme de science, la frustration de demeurer dans l’ignorance m’étreignit profondément.
Mon désarroi fut accentué par la nouvelle que, dans ce monde magique, aucune trace de cryptides n’existe. En dépit de l’omniprésence de la magie et de la facilité apparente de communiquer avec des esprits naturels ou ceux des ancêtres, les mystérieuses créatures que je traque sur notre terre semblent n’avoir jamais existé ici, sinon en tant que sujets de légendes et de contes.
Je m’étonnai également de la discrétion de la magie, dépourvue des manifestations flamboyantes que l’on pourrait attendre d’une représentation de prestidigitation. Cette magie repose sur l’utilisation d’énergies canalisées selon les affinités de chaque vrăjitoru, ainsi que sur l’usage varié de médiums tels que potions, sortilèges, amulettes, et utilisation de plantes aux propriétés mystérieuses pour notre monde. Seuls quelques-uns pratiquent une magie visuellement spectaculaire, concentrée sur l’amplification de leurs attributs physiques.
Leur absence d’armée me stupéfia également, une absence justifiée par l’absence de frontières définies, substituées par des cours basées sur des pratiques magiques héritées avant la chute de Constantinople. Ainsi, l’occident correspond à la cour celte, l’Inde et ses voisins à la cour perse, et ainsi de suite.
Mes questions sur la disparition des religions monothéistes conquérantes, telles que le christianisme et l’islam, provoquèrent des réactions émotionnelles marquées, laissant présager une sensibilité profonde sur le sujet. Leur réticence à répondre me laisse penser que la disparition de ces religions a été aussi radicale que leur existence, ou que certaines d’entre elles subsistent et sont intégrées à ce monde. Cependant, mes interrogations demeurèrent sans réponse.
C’est sur cette ultime tentative de curiosité qu’ils me prièrent, avec une politesse ferme, de regagner mon monde d’origine. S’assurant de l’absence de toute preuve ou relique de ce monde dans mes poches, ils me reconduisirent au tunnel par lequel j’étais apparu. Je traversais à nouveau ce moment où terre et ciel semblaient s’inverser. À ma sortie des catacombes, je me retrouvai de retour dans notre monde sombre, désormais paraissant bien triste et terne.
Je me consacrais alors à coucher sur ces pages tout ce à quoi j’avais été témoin, espérant que ces visions puissent inspirer l’humanité à emprunter une voie plus harmonieuse et pacifique.
Chapitre un
La musique pulse contre elle, obsédante, entêtante, s’insinuant sous sa peau, plus profondément que l’encre d’un tatouage. Les basses heurtent son corps en vagues rythmiques, comme un océan fracassé contre une falaise. Elle a l’impression que ses os tremblent sous ses muscles raides tandis que ses pensées se vident, focalisées uniquement sur les ondes qui la traversent. Ses mouvements suivent les harmonies secondaires dans une débauche de gestes doux, sensuels, presque reptiliens. La lumière danse, caresse sa peau, joue derrière ses paupières closes. Elle n’est pas juste une personne de plus sur la piste, elle est la musique, elle vit chaque note, chaque percussion, chaque vibration. Et parfois, une idée parasite se glisse dans son esprit, et elle se prend à vouloir se plonger plus loin dans cette transe, jusqu’à se perdre elle-même.
Sélène sourit, ouvre les yeux, et s’arrache aux sensations avant qu’elles ne la submergent. Face à elle, sa meilleure amie, Stella, lui rend son expression de joie. Elles captent les regards, mais ne s’en soucient pas. Leurs mouvements sont parfaitement coordonnés, elles semblent reliées l’une à l’autre par sortilège. Mais ceux qui les connaissent savent qu’il s’agit juste d’un lien aussi fort que ceux du sang, sans qu’aucune magie ne soit nécessaire.
En se raccrochant à la réalité, ses sens sont à nouveau tiraillés, irrités. Sa peau est un peu moite de transpiration et ses cheveux se sont collés à sa nuque. L’air pulsé par les recycleurs véhicule toute sorte d’effluves, depuis les parfums bons marchés jusqu’aux odeurs de sueur, et les lumières qui sautillent tout autour du DJ la pousse à crisper les yeux par à coup. À se demander pourquoi elle s’inflige ça. La mélodie change, le rythme ralentit en douceur, un sourire sauvage étire les lèvres de Stella, c’est un de leurs morceaux préférés. Oui, c’est pour ces instants étrangement purs qu’elle est ici, ce moment où la musique l’entraîne en totalité, lui faisant tout oublier. Elle ferme les yeux, se laisse porter, escomptant ce déclic où ses sens malmenés se taisent pour se concentrer uniquement sur les vibrations.